Reportage Beyrouth Aout 1992

Un jour, une photo, une histoire...
"La traversée du miroir "...

Beyrouth. Liban. Juillet 1991.


Michel, le petit ange des ruines…

Beyrouth... Cela fait plus de 15 ans que je vois cette ville, cette guerre, chaque soir au journal télévisé... On peut même dire que j'ai grandit avec comme on grandit avec un mauvais film... D'ailleurs où est la frontière entre le film, le mythe et la réalité ? C'est parfois très difficile de faire la différence quand des soldats d'une faction, habillés comme des Rambos, bandana sur le front, Ray-Ban, et treillis se mettent en scène pour des journalistes rodés et usés par des années de présence sur place... "on vous fait une petite attaque ?..." 
Est-ce que ce que tout cela est bien réel ? 

Pendant mes années d'études, alors que je rêve de devenir un jour Reporter Photographe, je me promets qu'un jour j'irais là-bas pour voir, pour comprendre... pour "traverser le miroir" et toucher du bout des doigts ce que je vois depuis 15 ans dans la télé de mes parents... 
À vingt ans, le Bac en poche, j'organise mon départ avec un contact sur place... mon père m'en empêche in-extremis et me "force" à intégrer une école de journalisme avant... je ferais donc l'EFAP, deviendrais le photographe reporter de l'école... premières armes... une autre vie, une autre ambiance que celles des relations presse, du milieu de la com et du marketing... cela ne me déplais pas, mais je n'abandonne pas mon rêve... Jamais. Évidemment, quand j'en parle à mes amis étudiants, ils me prennent pour un doux dingue... 

Finalement, j'ai 24 ans quand je débarque à Beyrouth... Je viens tout juste d'intégrer le Figaro Rhône-Alpes, et j'ai décidé d'aller passer mes premières vacances "à la guerre" comme on part en Bretagne ou sur la Costa Brava... À Christine GoguetTim SomersetFrançoise PetitFrançoise Deydier,Béatrice ChevalierFrédéric Paillas qui forment une partie de l'équipe du Fig RA en cet été 91 et qui me demandent tous : "- Et toi Jean-Luc, tes vacances ?... je m'empresse de répondre fièrement : - Bah... ce sera Beyrouth !"

La guerre vient de se finir... le pays est détruit, au bord de chaos, les tensions encore présentes, les ruines tièdes... Bref, le Liban, c'etst pas vraiment "safe" et en fait, je ne sais pas trop à quoi m'attendre... d'ailleurs je n'ai pas vraiment préparé mon voyage... j'improviserai... mais il est une évidence : il faut que j'aille voir, il faut que je me rende compte par moi-même... un contact dans un restaurant Libanais à Lyon, (le Mont Liban) une adresse, un billet d'avion en poche, et je me retrouve un mois après à Larnaca, Chypre, à attendre un vol pour le Liban... les liaisons viennent d'être rétablies et je suis prêt à faire le grand saut... ! Insouciance de ma jeunesse, déterminatIon de toucher enfin ce rêve qui me hante depuis 1984 et la découverte du film Under Fire... 

Comme dans tous voyages, il n'y a que le premier pas qui compte... et celui là va compter, c'est sûr.

Quelques heures après, dans le taxi qui m'emmène de l'aéroport à Jounieh, je demande au chauffeur de faire un détour par le centre... Il me regarde avec curiosité et me dit que ce n'est pas vraiment possible... que les rues sont barrées, en mauvais état, et qu'il peut y avoir encore des contrôles de miliciens... devant ma déception palpable, il accepte néanmoins de faire un détour pour me montrer un bout de quartier où se sont tenus des combats... C'est le moment que j'attendais depuis 15 ans... 
Et là,... soudain... Beyrouth m'apparait comme un décor de cinéma ; immeubles bombardés, impactés, effondrés, tailladés par des milliers de balles ou d'éclats d'obus ; cette première vision me saute au visage et me prends les tripes ; je viens de traverser le miroir et je chiale comme un gosse, en silence...

Ce moment, je ne l'oublierai jamais : il symbolise le passage de l'autre côté de l'écran, la traversé de cette frontière impossible, invisible, de la tv fiction à la réalité brute du terrain. J'ai 23 ans. Il marque aussi le début officiel d'une carrière de Reporter et peut-être l'abandon d'une certaine forme d'innocence... 
Ce jour là, à cet instant précis, quinze années d'images explosent littéralement en moi... Quinze années commencées sur la télé Noir & Blanc de mes parents, jusqu'à ce qu'à la couleur enlève aux reportages une certaine forme d'intemporalité presque "romantique", pour mieux faire éclater la véritable couleur du sang et des larmes... C'est tellement fort, tellement viscéral que tout en pleurant, je me prends à parler à Dieu en lui demandant "-comment cela est possible ?! et comment il a pu laisser faire cela ?!"... c'est un questionnement spirituel que je revivrai à chaque fois que je me retrouverai confronté à des situations similaires où l'incompréhensible bêtise et cruauté des hommes auront permis l'inqualifiable...

Dès le lendemain, je reviens faire des photos à pied, seul dans ces ruines, sur ce que l'on a appelé la "ligne verte"... "La Ligne verte" cette ligne de démarcation durant la guerre civile qui séparait les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest des quartiers chrétiens de Beyrouth-Est... autant de dire que, de part et d'autre de cette ligne, tout n'est que ruines et désolation... il y règne une atmosphère étrange où le silence répond aujourd'hui à des années de combats, de tirs et de drames. C'est un sanctuaire où chaque façade, chaque mur est sculpté comme de la dentelle, balle par balle... vision apocalyptique, hypnotisante... 

Alors que je déambule étourdi et hagard au milieu de ce chaos, soudain, au milieu des impacts d'obus et de balles, un visage souriant apparait... c'est celui d'un enfant... il a peut-être cinq ans... il s'appelle Michel... nous échangeons brièvement, je fais deux ou trois photos et puis il disparait comme il était apparu...


Michel, c'est pour moi ma première photo de guerre ; c'est la vie qui reprend au milieu de nulle part, c'est l'innocence d'un sourire au milieu du pire... et c'est surtout mon enfance qui me regarde et qui me laisse rentrer dans le monde des grands...